La Tillaie et la Vente des Charmes.

La Tillaie (parcelles 269, 270, 271, 278) et la Vente des Charmes (parcelles 285, 286, 292, 293), sont des cantons de la forêt de Fontainebleau, autrefois célèbres pour leurs vieux arbres, dont les fameux Bouquet du Roi, Jupiter et Pharamond. La Tillaie est située près de la Croix du Grand Veneur, à l'ouest de la route de Paris (ex N7). Cette futaie est le pendant du Gros Fouteau, autre canton qui comportait autrefois de nombreux vieux arbres et située à l'est de la route de Paris. Cet ancien chemin fut agrandi et pavé par Louis XIV, le roi désirant arriver en son château de Fontainebleau en passant au milieu des vieux chênes, les grands arbres symbolisant sa majesté.


La Tillaie doit son nom à de superbes tilleuls encore visible au milieu du XIX siècle. Dans sa description de la forêt, publié en 1806, François-Hippolyte Paillet écrit : « Il y a dans les futaies situées entre la Croix du Grand Veneur et Fontainebleau, de gros et grand tilleuls qui ont sans doute donné le nom au canton, que j’écris La Tillaye quoiqu’on prononce La Tillas comme il est écrit sur les anciens plans ». Les tilleuls de cette époque marquent le témoignage d’un état très ancien de la forêt. À l’âge du bronze1, tilleuls et noisetiers étaient prépondérants sur les plateaux calcaires comme celui de la Tillaie, hêtres et chênes étaient quasiment absents. Au Moyen Âge, le chêne et le hêtre prédominent, accompagnés du charme et du merisier. Tous ces bois sont bons « tant à ardoire qu'à maisonner et édifier. » Le tilleul est l'arbre préféré des populations européennes du Moyen Âge. C'était déjà l'arbre préféré des Romains, dans ses Géorgiques, Virgile lui consacre de nombreux vers. On considère que le tilleul n'a que des vertus. Il est l'arbre de la médecine, de par l'utilisation qui est faites de ses fleurs, mais c'est aussi l'arbre de l'amour, car ses feuilles ont la forme d'un cœur. Le tilleul est aussi l'arbre de la musique car les abeilles aiment particulièrement le pollen de ses fleurs et le son du vol des abeilles est considéré comme la plus douce des musiques. Les instruments de musique du Moyen Âge sont très souvent construits à partir du bois de tilleul, ce qui illustre la symbolique d'un arbre et le lien avec l'usage qui est fait de son bois. La réformation2 de 1664 décrit la Tillaie comme « une futaie d’essence de hêtre et quelque peu de chêne, charme et tilleul de 250 ans environ. » Aujourd'hui, l'arbre dominant est devenu le hêtre.

 La Route de la Tillaie, à gauche les parcelles 270 et 271, à droite la parcelle 269.

En 1850, Denecourt écrit dans son guide : « Quelques cent pas encore et vous parviendrez sur le plateau en traversant un chemin, pour pénétrer immédiatement sous les voûtes plus élevées et plus sévères d’une antique futaie appelée la Tillaie. Lorsque vous aurez parcouru le sentier deux ou trois minutes, les arbres vous apparaîtront plus hauts, plus imposants ; mais tout à l’heure vous allez passer au pied de deux véritables colosses, signalés par les numéros 1 et 2 ; le premier et le Condé et l’autre le Turenne ; un peu plus loin vous déboucherez sur un carrefour de cinq à six routes, d’où s’élance l’arbre le plus haut et le plus droit de la forêt. C’était jadis l’arbre à Pinguet, parce qu’après avoir été compris dans une vente adjugée par là au marchand de bois nommé Pinguet, il fut néanmoins conservé malgré toutes les instances dudit marchand de bois, qui intenta vainement un procès à l’administration forestière. Sous la restauration, on lui donna le nom du Bouquet du Roi, qu’il porte encore aujourd’hui sous la république. »


Le Bouquet du Roi, le Pharamond et le Jupiter.

Le Bouquet du Roi était un grand et vieux chêne, disparu vers 1870. Il fut l'un des premiers arbres nommés de la forêt, il ne doit pas son nom à Denecourt, contrairement à tous les autres. Paillet nous apprend « qu’il existait avant la Révolution, dans la forêt de Fontainebleau, deux vieux chênes qui recevaient de nombreuses visites, l’un appelé le Chandelier, et par le peuple le Pot à la graisse, l’autre le Bouquet du roi ». En 1836, Étienne Jamin écrit à son propos : « Arrivé au pied de ce vieux chêne, le promeneur voudra lire la belle description qu'en a faite le chantre de la forêt, le menuisier de Fontainebleau, et qui commence ainsi :

    Toi, dont la nuit des temps cache le premier âge,
    Et dont avec transport j'aime l'antique ombrage,
    Géant de la forêt, noble bouquet du roi ... »


Denecourt mentionne cet arbre en 1840 : « Arrivé sur le pavé de Paris, on le traversera également, en prenant la route allant au Bouquet-du-Roi, chêne situé au bord du chemin et au centre de la Tillaie, c’est le plus droit et le plus haut de la forêt, son tronc a six mètres de circonférence ».  

La route du Bouquet du Roi, du Carrefour de Paris à l'est au Carrefour des Cépees à l'ouest.

En 1851, le poète Alexis Durand, le chantre menuisier cité par Jamin, écrit dans son Indicateur de quatre promenades historiques et pittoresques dans la forêt de Fontainebleau : « Devant nous est une longue route qui coupe le pavé de Paris et conduit au Bouquet du Roi, bel arbre que nous avons chanté. Il est véritablement historique, puisque c’est Henri IV, qui, en 1606, l’a nommé le Bouquet de la Forêt. C’est peut-être le seul arbre que de nos jours on n’ait pas osé débaptiser. Non loin de lui sont les Deux Chènes Amis, dont les troncs vermoulus, vides et crevassés, semblent deux vieilles tours, filles des temps passés. Messieurs les conducteurs leur ont fait perdre le nom des Deux Amis pour celui des Deux Frêres : quel effort d’imagination ! Tout près d’eux est le Juif-Errant, que les mêmes personnes ont rebaptisé le Pharamond. »

 Le chablis du nouveau Bouquet du Roi.

Le vieux Bouquet du Roi est mort vers 1870. Peu après, Charles Colinet indique dans son guide un grand chêne remplaçant l’ancien Bouquet du Roi et qui porte le même nom. Bien plus tard, en 1981, le naturaliste Pierre Doignon écrit dans La Voix de la Forêt que le Bouquet du Roi, « re-baptême transféré d’un vétéran disparu est âgé d’environ 540 ans et encore en très bon état. » Mais ce grand chêne a lui aussi succombé sous le poids des siècles, son impressionnant chablis3 est bien visible, tout près de la Route de la Tillaie. 

 Le nouveau Bouquet du Roi en 1924.

Autre arbre célèbre de la Tillaie, le Pharamond, écroulé dans les années 1930 après qu’on l’ait protégé avec un toit en zinc et d’énormes agrafes. Au bas d'une carte postale ancienne, on peut lire cette légende « Le plus vieux chêne de la forêt, âgé de 1400 ans. » Mais cette affirmation est aussi improbable que l'existence du premier roi des Mérovingiens, le légendaire Pharamond, dont Denecourt devait trouver le nom bien romantique.

 Véritable attraction touristique, le Pharamond se trouvait dans la Tillaie, (actuelle parcelle 269).

À propos du Pharamond, Denecourt écrit : « Du pied du Bouquet du Roi dirigez-vous à droite par la route qui s'en éloigne le moins et qui, après un circuit d'une centaine de pas vous conduira en traversant un autre chemin, au pied du Pharamond, chêne moins droit, moins élégant, mais plus colossal et sept à huit fois séculaire, et dont les racines saillantes hors du sol et l'imposante masse au front chauve et aux flancs sillonnés par la foudre, composent une étude digne de nos grands paysagistes. » 

 Le Pharamond est très représenté dans les cartes postales du début XXe siècle.

En 1873, Denecourt écrit : « Du chêne de Pharamond, situé au milieu de la splendide futaie appelée la Tillaie, on se rend au carrefour du Jupiter, chêne moins âgé que le Pharamond, mais plus majestueux. L’Administration, sous l’Empire, l’avait débaptisé en le consacrant à un marmot, c’est-à-dire, en l’appelant le Bouquet du Prince-Impérial. » On note ici l'ironie grinçante de Denecourt, la troisième République est installée depuis trois ans et le vieux républicain peut enfin se permettre de railler ce Second Empire qu'il n'aimait pas.

Le chêne Jupiter, né vers 1370 et mort en 1994.




Le 11 avril 1994, l'ONF déclare que le Jupiter est officiellement mort et les branches dangereuses sont élaguées. L'émotion est grande chez les amoureux de la forêt, un article du journal Le Monde relate la fin de ce vénérable chêne âgée d'environ 650 ans. Les chênes de la forêt de Fontainebleau ne sont pas immortels, avec plus de six siècles d'existence, le Jupiter avait rejoint le club restreint des très vieux arbres de l'antique forêt.


Non loin du Jupiter, le promeneur pouvait admirer le Chêne-Charmé, aujourd'hui disparu. Au XIXe siècle on trouvait émouvant l’enlacement de ces deux arbres, un chêne et un charme, qui semblaient unis en une étreinte éperdue. Guy de Maupassant l’a vu de la sorte, il écrit dans son roman4 Notre Cœur : « Comme un amoureux désespéré au corps puissant et tourmenté, le charme, tordant ainsi que des bras deux branches formidables, enserrait le tronc du chêne en les refermant sur lui. L’autre, tenu par cet embrassement, allongeait dans le ciel, bien au-dessus du front de son agresseur, sa taille droite, lisse et mince qui semblait dédaigneuse. Mais malgré cette fuite vers l’espace, cette fuite hautaine d’être outragé, il portait dans les flancs les deux entailles profondes et depuis longtemps cicatrisées que les branches irrésistibles du charme avaient creusées dans son écorce. Gardés à jamais par ces blessures fermées, ils poussaient ensemble en mêlant leurs sèves et dans les veines de l’arbre violé coulait et montait jusqu’à sa cime le sang de l’arbre vainqueur. »

L'historienne Marie-Noëlle Grand-Mesnil fait mention d'un document5 concernant une importante vente de bois au lieu dit de la Tillaie entre 1368 et 1373. Michel Le Ferron, clerc du roi Charles V et receveur de ses Eaux et Forêts, note dans ses comptes qu'un certain Estienne Amandin s’est rendu adjucataire de cette vente. L'achat lui fut si coûteux qu’il fut autorisé à payer en dix versements successifs, dont le dernier intervint à l’Ascension 1373. Nous sommes alors durant une accalmie de la guerre de Cent Ans, le royaume soigne ses plaies. Le roi agrandit la forteresse du Louvre qui devient résidence royale et restaure les charpentes des églises de Paris. On martèle6 à la Tillaie et aux proches alentours comme dans la parcelle des Ventes des Charmes. Le Pharamond, le Jupiter et le Bouquet du Roi sont nés dans les clairières ouvertes lors de ces grandes coupes.

Le Pharamond vers 1875, photographié par Georges Balagny.

Ces trois Mathusalems ont résisté à bien des calamités. Il a d'abord fallu que les glands dont ils sont nés échappent à l'appétit des cochons qu'amenaient en forêt les habitants des villages riverains. Lors d'une enquête menée en 1270, le nombre de porcs ayant droit de panage en forêt de Bière était évalué à plus six mille. En septembre 1366, Charles V dit le sage, restitua leurs droits aux paroissiens d'Avon, Samois et Bois-le-roi. Chaque habitant tenant feu avait droit de mener cinquante porcs à la paisson, c'est-à-dire à manger les glands de chêne. 


Devenu de petits arbres, nos trois ancêtres survivent à l'abroutissement6 des cervidés, ils ne sont alors pas très nombreux ces biches et ces cerfs que coure le roi et son équipage. La forêt de Bière et les villages qui l’entourent sont ravagés par les bandes d’écorcheurs et autres grandes compagnies qui pillent et braconnent sans vergogne. Les bêtes et la furie des hommes ne sont pas les seuls dangers pour nos trois chênes qui passent le cap des cent cinquante ans. Le vieux château médiéval tombant en ruine, un roi féru d'architecture se met en tête de construire un palais moderne, à la mode italienne. Il faut du bois de construction alors on abat de nombreux arbres, nos trois chênes échappent aux bûcherons de François Ier


Devenu de grands et beaux arbres, on vous préserve, car vous êtes l'exemple même de ces « estalons et porte-graines » que protègent les ordonnances royales. Mais il vous faut quand même passer au travers des coupes extraordinaires ordonnées par Sully, puis Richelieu, Mazarin et Colbert, afin de bâtir une France moderne. À tous ces périls, il vous a aussi fallu survivre aux grands incendies qui ravagent la forêt si régulièrement. Autre ennemie, les tempêtes comme celle désastreuse de 1671, ainsi qu'à l'ouragan dévastateur de 1711 et de 1827 et de 1967 pour le Jupiter.

Autre ennemie, les tempêtes qui couchent des milliers d'arbres en quelques heures. Certaines furent si terribles, qu'elles restèrent dans les annales par le nombre impressionnant de chablis mis en vente par adjudication. Le coup de vent que subit la forêt dans la nuit du 20 au 21 septembre 1671 provoqua une vente massive de bois. L'administration forestière de l'époque était peu regardante et on en profita pour couper des milliers d'arbres qui n'avaient que quelques branches de rompues. Une autre tempête dévastatrice eut lieu le 10 décembre 1711 ainsi qu'en 1827.

Mais le pire, n'est-ce pas les terribles hivers de ce petit âge glaciaire qui dure jusqu'au XIXe siècle ? Comme celui de 1407, alors que la forêt est incluse dans le douaire de la terrible Isabeau de Bavière qui en jouit avant même la mort de son fol époux le roi Charles VI. Et que dire de l'hiver de 1422 où l'on voit des bandes immenses de loups parcourir la forêt ? En 1709, c'est le Grand Hyver, le sol est gelé si profondément que les gros arbres se fendent dans un bruit évoquant un coup de mousquet. Le vin gèle à la table du roi, la cour claque des dents, le peuple meurt en masse. L'on n'a jamais vu de mémoire d'homme un froid pareil, beaucoup y voient une punition divine annonçant la fin du monde. 

L’année terrible 1709 : faim et pauvreté, grand froid et nudité, guerre pour tous, maladie et mort.

On vous a encore épargné, pendant la Révolution, lors des hivers de l'an II et III de la République. Le représentant du Peuple dut mettre en réquisition tout ce qu'il trouva de bûcherons et d'attelages pour faire exploiter les coupes extraordinaires destinés à Paris. Il fallait empêcher la population pauvre de la capitale de mourir de faim et de froid. Il y en aura d'autres de ces hivers si calamiteux auxquels vous avez tous les trois miraculeusement réchappé, comme au début de l'année 1879 où le verglas brise des millions d'arbres, puis l'hiver de 1879-1880, il a fait si froid que les forestier ont gravé dans le grès le souvenir des pins qui n'ont pas survécu. 

Les vieux arbres de la Tillaie et de la Ventes des Charmes ont quasiment tous disparu. Jupiter, mort en 1994, Pharamond mort vers 1930, Bouquet du Roi, mort vers 1870, grâce à l'œuvre de Denecourt, on vous a tant admiré au temps du Romantisme. Ailleurs dans la forêt, d'autres arbres on prit le relais et sont les vénérables d'aujourd'hui, comme le chêne de Molière, de Murger, de Sully, de Charlemagne, de la Reine Amélie. Certains chênes sans nom sont pourtant vieux de près de six siècles, ils sont comme les piliers d'un temple vivant. 

Victor Hugo écrivait8 : « Un arbre est un édifice, une forêt est une cité, et entre toutes les forêts, la forêt de Fontainebleau est un monument. Ce que les siècles ont construit, les hommes ne doivent pas le détruire. » Tous ces arbres ancestraux semblent contempler nos vies humaines avec détachement, indifférents aux tumultes de notre histoire, impassibles à nos vanités. Telles des statues gigantesques, ils murmurent à nos oreilles cette loi d'airain à laquelle ils sont malgré tout soumis, comme nous les hommes : « Memento mori — Souviens-toi que tu vas mourir. »


La Tillaie

Route du Bouquet du Roi.























Route de la Tillaie.

Notes :

1) L'âge du bronze en Europe succède au Néolithique et commence vers 3000 av. J.-C. et dure jusqu'à environ 600 av. J.-C.

2) En 1664, la réformation de Paul Barillon d'Amoncourt, maître des requêtes de Louis XIV, s’attache à décrire les peuplements et à régler l'exploitation de la forêt. Environ 6.740 hectares sont décrits, essentiellement en futaie, le reste, soit les deux tiers de la forêt, étant considéré comme vide.

3) Un chablis est un terme de forestier qui désigne un arbre déraciné sous l'action de différents phénomènes naturels (vent, foudre, neige, chute d'un autre arbre) ou pour des raisons qui lui sont propres (vieillesse, pourriture, mauvais enracinement), sans intervention de l'homme.

4) Notre cœur est le sixième et dernier roman de Guy de Maupassant, écrit lors de son séjour à Montigny-sur-Loing au printemps 1889. L’œuvre fut d'abord publiée dans la Revue des Deux-Mondes puis en volume en juin 1890 chez l'éditeur Ollendorff.

5) La Voix de la Forêt, bulletin de l'Association des Amis de la Forêt de Fontainebleau, 1982.

6) Opération qui consiste à désigner par l'empreinte d'un marteau forestier les arbres d'une coupe qu'il convient d'abattre ou de conserver (Larousse).

7) L'abroutissement est le nom donné à la consommation de broussailles et de jeunes arbres par les animaux sauvages de la forêt.

8) Extrait d'une lettre de Victor Hugo à M. Rioffrey, secrétaire du comité de protection artistique de la forêt de Fontainebleau. Cette lettre fut publiée dans le journal La Renaissance Littéraire et Artistique (n°33 du 7 décembre 1872).

Par arrêté ministériel du 9 octobre 1953, la Tillaie est classée en réserve biologique intégrale sur une surface d'un peu plus de 35 hectares, soit les parcelles 270 et 271. La partie est (parcelles 269 et 278) a subi une coupe franche particulièrement dévastatrice en janvier 1970, de nombreux arbres anciens ont alors disparu. En 2014, la surface de la réserve est étendue à 78 hectares.

© Olivier Blaise




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