Théodore Rousseau, le peintre qui parlait aux arbres.

Rousseau vient au monde le 15 avril 1812. Fils unique, ses parents originaires du Jura tiennent une modeste boutique de tailleur rue Neuve Saint-Eustache à Paris. Pensionnaire d’une école à Auteuil, le jeune Rousseau crayonne des arbres dans les marges de ses cahiers, ceux du bois de Boulogne. Vers l’âge de douze ans, ses parents l’envoient en Franche-Comté, chez un ami qui possède une scierie. Rousseau l’accompagne dans les forêts jurassiennes afin de choisir les arbres qui seront coupés, le jeune garçon dessine encore des arbres. De retour à Paris, il peint son premier tableau, un paysage de la butte Montmartre, il a quatorze ans. Voulant devenir peintre, ses parents le placent à l’atelier du paysagiste Rémond. Là, il apprend la peinture de paysage classique, où la nature n’est qu’un décor pour des scènes tirées de l’histoire et de la mythologie.

 Rousseau jeune, dessin d'Honoré Daumier.

Pour échapper à l’atelier de son maître, Rousseau profite de son temps libre pour partir dessiner et peindre en dehors de Paris, jusqu’à Fontainebleau et Moret-sur-Loing. L’hiver, il arpente le Louvre et copie des toiles du Lorrain. En juin 1830, il part pour l’Auvergne, ce voyage est une révélation. Il décide de rompre avec l’académisme et il se met à peindre des paysages romantiques où la nature est représentée sans artifice, dans toute sa force, sa puissance, sa complexité.

Théodore Rousseau, portrait par Nadar.

Revenu de ce voyage initiatique, Rousseau installe son atelier dans une modeste mansarde parisienne et quitte l’atelier de son professeur, plus tard il écrira : « j’ai été plusieurs années à me débarrasser des spectres de Rémond. » Ces spectres ce sont ceux d’une peinture classique qu’il juge trop rigide, éloignée de la réalité. Il aspire à devenir un portraitiste de la vérité du paysage, peignant uniquement « des arbres qui ne sont pas la gaine d'une hamadryade, mais bien de naïfs chênes de Fontainebleau, d'honnêtes ormes de grande route, de simples bouleaux de Ville-d'Avray, et tout cela sans le moindre temple grec, sans Ulysse, sans la plus petite Nausicaa ».

À dix-neuf ans, il expose pour la première fois au Salon de 1831, son tableau, assez classique, est intitulé La montagne du Falgoux. En 1833, il est de nouveau admis avec deux toiles. À Paris, il fréquente d’autres artistes avec qui il mène la révolte du romantisme, il côtoit les peintres Alexandre-Gabriel Decamps, Ary Sheffer et le poète Gérard de Nerval.

 Étude de rochers, vers 1829, Strasbourg, musée des Beaux-Arts.

En novembre 1833, il s’installe pour plusieurs mois à Chailly-en-Bière, dans l’auberge de la mère Lemoine. Il voyage ensuite en Normandie, à Rouen, au Mont-Saint-Michel, à Granville puis dans le Jura et les Alpes. Après ces voyages, son style a changé, il s’exprime dorénavant d’une manière plus novatrice. Ce qui n’est pas du goût du jury du Salon de 1836 qui refuse son tableau intitulé Descente des vaches dans le Jura. 

Étude de troncs d'arbres, vers 1833, Strasbourg, musée des Beaux-Arts.

Pour Rousseau, ce refus marque le début d'un ostracisme prolongé, d’une longue traversée du désert. Son œuvre est appréciée des critiques, mais constamment refusée par l’officiel Salon, on le surnomme « le grand refusé ». L’écrivain Théophile Gautier évoquera cette période dans un article : « Thédore Rousseau, le bafoué, le proscrit, l’excommunié, le paria du jury, celui que, pendant quinze ans, des haines systématiques ont tenu éloigné du public et muré en quelque sorte dans son talent comme dans une tour ».

En 1834, il rencontre Théophile Thoré qui devient son ami. Thoré est surveillé par la police de la Monarchie de Juillet, car fiché comme un journaliste aux idées républicaines et socialistes. Thoré présente à Rousseau l’écrivain George Sand, le conspirateur Armand Barbès, le jeune peintre romantique Eugène Delacroix. Toutes ces fréquentations font de Rousseau un pestiféré pour le jury du Salon alors que le peintre ne s’intéresse que très peu à la politique.

Descente des vaches dans le Jura, 1836, musée de Picardie, Amiens.

À partir de 1836, la situation matérielle de Rousseau devient très précaire. Il fuit Paris et trouve refuge à Barbizon, à l’auberge du père Ganne qui accueille les peintres sans le sou. Il se plonge dans le travail, partant dès l’aube pour disparaître dans les profondeurs de la forêt à la recherche d’un coin digne d’étude pour « piger le motif » comme on disait alors. Grâce au peintre Narcisse Virgilio Díaz, qui lui présente un riche amateur d’art qui devient son mécène, la situation de Rousseau s’améliore.

En 1840, il part avec son ami le peintre Jules Dupré pour un long voyage dans les Landes, au Pays basque et dans les Pyrénées. Ensemble, ils partagent un logement avec deux ateliers rue Pigalle à Paris, sans pour autant abandonner Barbizon où Rousseau fait de longs séjours, surtout en hiver. L’amitié entre les deux peintres se double d’une influence artistique réciproque. Rousseau reconnaît devoir beaucoup à Dupré « il m’a fait entrevoir des choses que je ne soupçonnais pas, il m’a appris à peindre la synthèse, l’art de machiner le tableau, d’en condenser les forces. »

Dupré comme Thoré essaye d’apprendre à Rousseau à terminer une toile, car le drame du peintre est de s’épuiser dans une recherche sans fin. Il retouche, gratte, surcharge, enlève et recommence avec acharnement, des nuits durant au point de détruire complètement le tableau. C’est Dupré qui passe pour être celui qui incite Rousseau à l’utilisation d’huiles grasses comme le bitume, ce qui a pour effet de donner des noirs profonds, mais qui, les années passant, assombrissent irrémédiablement le tableau jusqu’à le rendre méconnaissable.

Intérieur de forêt entre 1836 et 1837, musée d'Orsay.

Après une déception amoureuse avec Augustine, une nièce de George Sand, Rousseau quitte l’auberge du père Ganne pour s’installer dans une modeste ferme dont il transforme la grange en atelier. Le peintre s’isole tel un ermite et commence une véritable histoire d’amour avec la forêt de Fontainebleau. Grâce à la révolution de février 1848, qui voit la résurrection de la République, Rousseau est nommé membre du jury du Salon par le gouvernement provisoire.

Le nouveau pouvoir est soucieux de réparer l’injustice dont il a été la victime pendant des années. Le ministre de l’Intérieur Ledru Rollin l’honore d’une visite à son atelier et lui commande un tableau pour l’État, c’est la Sortie de la forêt de Fontainebleau au soleil couchant, payé 4000 francs, somme considérable. La toile est livrée par le peintre pour le Salon de 1849.

Chaumière à Barbizon, aquarelle vers 1845, collection privée.

Sortie de la forêt de Fontainebleau au soleil couchant, c. 1848, musée d'Orsay.

 La maison de Rousseau à Barbizon, par Gabriel Thurner.

Malgré ce retour en grâce, Rousseau est déçu de ne pas recevoir la Légion d’honneur, mais après la répression sanglante de juin 1848, ses amis républicains sont en fuite. C’est le gouvernement du Second Empire qui lui accorde la récompense qu’il attendait, il est nommé chevalier de la Légion d’honneur le 12 juillet 1852. C’est maintenant un peintre célèbre, il participe à l’Exposition universelle de 1855 avec treize tableaux.

Rousseau partage son temps entre son atelier à Paris et sa ferme de Barbizon qu’il entretient soigneusement. Il collectionne des gravures de Rembrandt, de Dürer, de Claude Lorrain et des estampes japonaises. Le peintre partage sa vie avec Élisa Gros, originaire de Besançon. Cette union, qu’il ne régularisera jamais, reste assombrie par la folie d’Élisa qui fera de la vie domestique de Rousseau un véritable enfer.

 L'atelier de Rousseau au XIXe siècle.

La maison de Rousseau est à gauche sur cette carte postale.
La chapelle fut érigée en 1903, lorsque Barbizon devient une commune.
 
  La maison de Rousseau de nos jours.

À Barbizon, Rousseau fréquente le peintre Diaz, le caricaturiste Honoré Daumier, le peintre et sculpteur Antoine-Louis Bary, et un nouveau venu, Jean-François Millet, installé dans le village depuis juin 1849. Millet est venu avec un autre peintre, Charles Jacque, les deux hommes et leurs familles fuyant l’épidémie de choléra qui sévit à Paris.

Très pauvre, Millet s’installe avec sa femme et ses trois enfants dans une modeste ferme. L’amitié entre les deux hommes va grandissant lorsqu’ils s’entraident mutuellement. Pour Rousseau, quand les crises de folie de sa femme l’accablent, Millet lui apporte un soutien moral sans faille. Pour Millet quand le nombre de ses enfants passe de trois à neuf et que sa pauvreté se transforme en misère, Rousseau lui vient en aide financièrement. Les deux peintres vont devenir le symbole de l’École de Barbizon.

Monument Millet-Rousseau au Gorges d'Apremont. 
Sculpté par Henri Chapu et inauguré le 11 avril 1884.

Rousseau et Millet n’abordent pas les mêmes sujets même si ils peignent une forme de lutte, celle de la vie contre les éléments. Pour Rousseau, c’est la lutte de l’arbre pour la lumière, sa résistance face aux intempéries, sa rugosité face aux années. Pour Millet, c’est la lutte de l’homme dans les champs, la condition sociale du paysan, accablé par la misère comme le peintre lui-même.

Rousseau se définit comme un « homme de la forêt », les arbres ont pour lui une âme, au point de considérer les dessins qu'il fait d'eux comme des portraits. Millet écrit à son sujet : « La forêt, le silence, la solitude, Rousseau les aiment encore mieux que moi. Il y est comme le marin sur la mer. Au plateau de Belle-Croix, pendant des heures, immobile sur un rocher comme un capitaine sur sa dunette, il a l’air de faire son quart. Il ne peint pas, il contemple, il laisse ses chers arbres lui entrer lentement et profondément dans l’âme ».

Plateau de Belle Croix, 1849, aquarelle sur trait gravé à l'eau-forte.

Rousseau va rester un temps au faîte de sa gloire, mais à partir de 1859, ses admirateurs commencent à se lasser et trouvent que son style change, il est moins audacieux, Théophile Gautier trouve que  « les grandes fougues, les bravades du début se sont apaisées ». La peinture de Rousseau s’éloigne du romantisme de sa jeunesse et tend vers le réalisme.

Pour la critique, c’est l’incompréhension, les acheteurs se détournent. On trouve son travail « monotone, coquet, précieux », on juge que le peintre vit sur une réputation qu’il a du mal à soutenir. Le moral de Rousseau s’en ressent, d’autant plus que les crises de démence de sa compagne s’aggravent. Pour couronner le tout, il voit sa chère forêt saccagée par de grandes coupes, ses plus beaux arbres tombent sous la hache du bûcheron.

Portrait frontispice du livre d'Alfred Sensier : Souvenirs sur Th. Rousseau, 1872.

Rousseau est un des premiers artistes à batailler pour la défense des arbres et leur protection, il s’insurge face aux coupes de l’administration forestière. Dans une lettre ouverte à Napoléon III,  il proteste contre l'exploitation commerciale des arbres et des rochers de la forêt de Fontainebleau, qualifiant de carnage et de condamnation à mort les abattages et réclamant la protection du site. Comptant parmi ses clients le puissant duc de Morny, demi-frère de l’Empereur, Rousseau décide d’écrire une supplique au monarque dans l’espoir de sauver de l’abattage les vieux chênes du Bas-Bréau : « Si on reconnaît que les monuments des hommes, que les vieilles églises, les vieux palais doivent être conservés avec respect, ne serait-il pas aussi raisonnable d’ordonner que les plus sublimes monuments de la nature aient comme eux une tranquille fin ? »

Rousseau n’apprécie pas du tout les aménagements réalisés par Claude-François Denecourt. Grotte, belvédères, fontaines, sentiers aux marques bleus sont pour lui des « travaux ridicules ». Enfin, le Barbizon de ses débuts a bien changé, les peintres se font rares, laissant la place aux touristes, « le bourgeois, le demi-homme du monde, les affamés de villégiature à bon marché, les curieux désireux d’approcher cette bête curieuse : l’artiste » comme l’écrivent les frères Goncourt dans leur roman Manette Salomon.

Les touristes aux Gorges d'Apremont.
Illustration publiée dans Le Monde Illustrée, 1872.

Napoléon III tient à satisfaire les artistes qui voient dans la forêt de Fontainebleau, le premier « musée dédié à la nature. » Surtout, il veut plaire à ces intellectuels qui ne l’aiment guère et il leur donne satisfaction en ratifiant le décret impérial du 13 avril 1861 entérinant le nouveau plan d’aménagement de la forêt. Ce plan divise la forêt en trois parties, la dernière est laissée en dehors de tout aménagement et comprend 1097 hectares, c’est la fameuse série artistique. Le décret de 1861 constitue la première mesure de protection de la nature au monde, quelques années avant la prise de semblables dispositions aux États-Unis pour préserver les paysages de Yosemite en 1864 et la création du parc national de Yellowstone en 1872.

Le chemin du Jean- de-Paris, aquarelle, vers 1856.

En 1866, Rousseau est nommé membre du jury au Salon. Émile Zola admire le peintre qui a ouvert la voie aux paysagistes modernes, mais il est sans complaisance pour celui qui renie ses amours de jeunesse et refuse l’entrée au Salon des réalistes, il écrit : « M. Théodore Rousseau, un romantique endurci, il a été refusé pendant dix ans, il rend dureté pour dureté. On me l'a représenté comme un des plus acharnés contre les réalistes, dont il est pourtant le petit cousin. »

En novembre 1866, Rousseau est invité à passer une semaine au château de Compiègne, où l’empereur aime à recevoir les artistes. Le peintre en profite pour plaider à nouveau la cause des arbres de la forêt. En août 1867, il est atteint d’une hémorragie cérébrale qui provoque une hémiplégie. Il n’arrive plus à marcher, Millet le veille longuement et prend soin de sa compagne dont les crises d’hystérie s’aggravent. Le peintre ne sort presque plus, à part quelques promenades en voiture dans la forêt. Il meurt, le matin du 22 décembre 1867, à cinquante-cinq ans. On l’enterre au cimetière de Chailly, il aurait sans doute préféré être enterré au pied d’un grand chêne, au fond d’un vallon sauvage, au cœur de cette forêt qu’il aimait tant.

La tombe de Théodore Rousseau au cimetière de Chailly.

Rousseau voyait son art comme une recherche, d’où les nombreux changements dans sa manière de peindre. Il cherchait un chemin avec patience et obstination, en 1846 il écrivait à son ami Dupré : « Avec notre malheureuse passion de l’art, nous sommes voués à un tourment perpétuel ; sans cesse nous croyons toucher à une vérité qui nous échappe. » Rousseau était mû par une insatisfaction constante, il cherchait une vérité, de tout son être, de tout son art. Porté par une intuition, il plongea dans les profondeurs de la forêt et s’éloigna du monde des hommes.

Dans l’isolement et le silence, il chercha à s’approcher de cette âme de la nature en laquelle il croyait. Rousseau avait une vision panthéiste du monde, « il faut que l’âme de l’artiste ait pris sa plénitude dans l’infini de la Nature. » Il vivait une communion mystique avec la forêt : « J’entendais aussi la voix des arbres ; les surprises de leurs mouvements, leurs variétés de forme et jusqu’à leur singularité d’attraction vers la lumière m’avaient tout un coup révélé le langage des forêts. Tout ce monde de flore vivait en muets dont je devinais les signes, dont je découvrais les passions ; je voulais converser avec eux et pouvoir me dire, par cet autre langage de la peinture, que j’avais mis le doigt sur le secret de leur grandeur. »

Chêne remarquable « le Rousseau », Gros Fouteau, forêt de Fontainebleau.


Œuvres de Thédore Rousseau.
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Route montante des Longues Vallées, aquarelle et crayon, vers 1848. 

La chaussée du Roi, fusain avec rehauts d'aquarelle, 
vers 1850, Musée du Louvre.

La lande aux genêts, dessin au crayon noir réhaussé de pastel, 
vers 1860, Musée Fabre, Montpellier.

Chêne au Bas-Bréau, vers 1864, Boston Museum of Fine Arts.

Les Chênes d'Apremont, vers 1850, Musée du Louvre.

Le grand chêne, vers 1840, Victoria and Albert Museum.

Les Monts-Girards, vers 1852, Metropolitan Museum of Art.

La cabane du charbonnier en forêt, vers 1855, Musée Thyssen-Bornemisza.

La Mare du Dormoir, vers 1850, Collection privée.

Une clairière en forêt, vers 1860, Chrysler Museum of Art.

Un chemin dans les rochers, vers 1861, The Metropolitan Museum of Art.

Gorges d'Apremont, vers 1852, collection privée.

Coucher de soleil près d'Arbonne, vers 1846.
The Metropolitan Museum of Art.

Mare au crépuscule, vers 1850, collection privée.

 Paysage avec un charretier, vers 1860, Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg

Le plateau de Belle-Croix, collection privée.

La forêt l'hiver, peint de 1846 à 1867, The Metropolitan Museum of Art.