Le hêtre de Béranger

Dans la dernière édition de son célèbre guide sur la forêt, Claude-François Denecourt décrit sa promenade sur les Hauteurs de la Solle, au Mont Chauvet : « arrêtons-nous une ou deux secondes pour contempler vers le sommet ondulé de ce joli petit site, le Béranger, hêtre magnifique au pied duquel je rencontrai pour la première fois, en 1836, l'illustre chansonnier. »

Le Béranger du temps de Denecourt a disparu. Jusqu'à très récemment (2019), l'on pouvait admirer à peu près au même endroit, un vieux hêtre presque mort, mais dont une des branches faisait soudure avec un rejet, qui lui était bien vivant. Était-ce l'ancien Béranger, qui, refusant de mourir, donna vie par la sève d'une de ses branches à un nouvel arbre ? Nul ne le sait. Hélas, cet arbre étrange est mort, la tige qui faisait rejet s'étant brisé.

Pierre-Jean de Béranger (1780-1857) est un chansonnier prolifique qui remporta un immense succès au XIXe siècle et qui tomba ensuite peu à peu dans l'oubli. Il composa de nombreuses chansons sous le Premier Empire. Durant la Restauration, il écrivit des chansons contestataires, contre la Monarchie et pour la République, ce qui lui valut d’être emprisonné à deux reprises, en 1821 et 1828. Grâce à ses chansons engagées, il consola la France humilié, en conservant et ravivant les nobles souvenirs. Il devint le poète du peuple car il comprenait et chantait pour lui ses joies, ses douleurs, ses regrets, ses espérances. Il exprimait un sentiment général et chantait tout haut ce que chacun murmurait tout bas. Il parlait de petit caporal et du vieux grognard, des trois couleurs et des gamins des rues, il donnait au peuple les moyens de se moquer de leurs vainqueurs, service inestimable qui assura sa gloire. Ses chansons étaient reprises par les chanteurs des rues, dans toutes les goguettes de Paris et ses faubourgs, et jusque dans les provinces d'un royaume dont beaucoup de pauvres sujets rêvaient de la république sociale.

 Béranger emprisonné à Sainte-Pélagie du 19 décembre au 18 mars 1821.

Lorsque Denecourt raconte avoir rencontré, en 1836, le célèbre chansonnier assis au pied d'un hêtre, beaucoup de Français gardaient une rancune tenace envers la Restauration et soupiraient à la défaite de Waterloo, la révolution de 1830 en fut une première et fracassante démonstration. Après la Révolution de 1848, Béranger refusa toutes les offres d’emploi que lui proposait la Seconde République. À sa mort, il fut couvert de louanges par de grands écrivains comme Chateaubriand, Goethe, Sainte-Beuve, Sue...


Le 27 août 1835, Béranger vint de Paris pour s’installer à Fontainebleau. Il s'installa au 29 rue des Petits-Champs, rue qui porte aujourd’hui son nom. Il avait pour voisin un grand amoureux de la forêt, le menuisier et poète Alexis Durand, qui lui fît découvrir les merveilles de la célèbre sylve. Béranger n'aimait guère que l'on parle de lui. Le bibliothécaire de la ville de Fontainebleau raconta avoir trouvé un jour, au domicile du poète, une étrangère qui s’empressa de partir à son arrivée, et comme il s’excusait d’avoir troublé l’entretien, le chansonnier lui répondit : « Il fallait, au contraire arriver plus tôt. Cette dame vient de me déterminer à quitter Fontainebleau car elle m’a avoué n’être venue dans cette ville que pour voir trois choses : 1) les carpes ; 2) les tapisseries du château ; 3) moi-même. Vous voyez que je ne puis rester plus longtemps dans une ville où je ne suis classé qu’au troisième rang des curiosités. » 

 Béranger en forêt de Fontainebleau.

Alexis Durand, écrit dans ses mémoires, qui Béranger lui déclara un jour : « Je ne resterai point à Fontainebleau ; à quelques exceptions près, les habitants m'ennuient, ils ne parlent que de leurs voisins et de leurs servantes. » Il tint parole et quitta la ville. En 1854, il écrit dans une lettre adressée à Denecourt : « À deux âges bien différents de ma vie, j’ai vu Fontainebleau. Enfant, j’ai habité Samois, et, Vieillard, j’ai passé une année dans Fontainebleau même. Sans le voisinage de la cour et le monde qu’elle y attire, j’y serais sans doute encore. »