Jean-François Millet, le peintre de la condition humaine.

Millet est né le 4 octobre 1814 à Gruchy, hameau de Gréville, petit village près de Cherbourg en Basse-Normandie. Il est l'aîné d'une famille de huit enfants. Ses parents sont de modestes et pieux paysans qui exploitent une petite ferme dont les champs bordent les falaises qui dominent la Manche. Un grand-oncle prêtre lui donne une éducation et Millet prend le goût de la lecture. Son père admet que son fils a un don pour le dessin et l’inscrit dans l’atelier d’un peintre local, puis à Cherbourg dans l'atelier de Théophile Langlois, peintre d'histoire, qui fut l'élève d'Antoine-Jean Gros. Millet fréquente le musée de la ville et complète son éducation grâce à un commis de librairie.

 La maison natale de Jean-François Millet en Normandie.

En 1837, une bourse lui permet d’aller étudier aux Beaux-Arts à Paris. Provincial désargenté, la vie parisienne n’est pas facile. Son professeur, le peintre Paul Delaroche, le méprise en l’appelant « l’homme des bois » et refuse de l’inscrire pour le prix de Rome. Millet quitte son atelier et séjourne entre Cherbourg et Paris jusqu'à son installation définitive à Barbizon en 1849. Il vit de sa peinture, très modestement, peignant des nus un peu libertins, inspirés de Fragonard et Boucher ainsi que des portraits. En 1841, il épouse Pauline Ono, qui mourra trois ans plus tard. En 1845 il rencontre Catherine Lemaire, une jeune servante de dix-sept ans, elle lui donnera neuf enfants.

 Catherine Lemaire c. 1848, Musée des Beaux Arts de Boston, (à gauche).
Pauline Ono c. 1844, Cherbourg, Musée Thomas Henry (à droite).

Millet est reçu au Salon de 1847 avec un tableau intitulé Œdipe détaché de l’arbre, œuvre remarqué par la critique. À Paris, il fait la connaissance de nombreux artistes dont les peintres Charles Jacque et Narcisse Díaz de la Peña, voisins de sa chambre boulevard Rochechouart. Mais la rencontre décisive, c'est celle d’Alfred Sensier, un employé du Ministère de l'Intérieur qui restera son ami fidèle, son mécène, son agent et son biographe.

Autoportrait au fusain, vers 1847, Musée du Louvre.
 Œdipe détaché de l’arbre, Galerie nationale du Canada.

Le Salon « Révolutionnaire » de 1848, qui ne comporte pas de jury, apporte à Millet un peu de notoriété. Il expose deux toiles, La captivité des juifs à Babylone et Le vanneur. La Captivité n'a aucun succès, mais l'atmosphère politique aidant, la critique et le public réservent au Vanneur un très bon accueil, Ledru-Rollin, ministre de l'Intérieur, lui achète le tableau. « Ce vanneur qui soulève son van de son genou déguenillé et fait monter dans l'air, au milieu d'une colonne de poussière dorée, le grain de sa corbeille, se campe de la manière la plus magistrale... le mouchoir rouge de sa tête, les pièces bleues de son vêtement sont d'un caprice et d'un ragoût exquis. L'effet poudreux du grain qui s'éparpille en volant ne saurait mieux être rendu et l'on éternue à regarder le tableau. » Théophile Gautier.

Le Vanneur fut longtemps considéré comme perdu, il a été retrouvé en 1974 dans un grenier 
aux États-Unis. Daguerréotype de Jean-François Millet en 1849.

L’épidémie de choléra, qui sévit à Paris en 1849, pousse Millet et sa famille à chercher refuge à la campagne. Avec son ami Charles Jacques, il s’installe à Barbizon, alors un petit hameau dépendant du village de Chailly. Il y restera toute sa vie et c'est là qu'il produira l'essentiel de son œuvre. Lorsqu'il arrive à Barbizon, Théodore Rousseau y est déjà installé, une grande amitié s’établit entre les deux peintres. Au Salon de 1850-1851 (décembre-janvier), Millet expose deux toiles, Le Semeur et Les Botteleurs de foin. Le peintre a désormais choisi la direction de son œuvre, celle d'une peinture sociale. La critique interprète ces deux tableaux en termes purement idéologiques, on porte au nu ou on condamne, selon les convictions politiques de chacun. Ces deux tableaux sont qualifiés, avec de nombreux autres de ce Salon 1850-1851, de socialistes et révolutionnaire.

Les botteleurs de foin, Salon de 1850-1851, Musée du Louvre.

Pour certains, les paysans de Millet sont des crapules, d'autres félicitent le peintre, comme Sabatier-Ungher qui écrit : « Comme au premier temps du christianisme, la plainte des esclaves tient le vieux monde attentif. N'est-ce pas là un signe, entre mille, que l'affranchissement des opprimés est l'œuvre promise à notre siècle ? » Depuis la Monarchie de Juillet, les paysans sont à la mode et ils deviennent un solide appui électoral sous le Second Empire. Ainsi Millet est rangé, avec Courbet, dans « la nouvelle école des peintres du peuple. » Les républicains aimeraient que Millet prenne une part active aux affaires de la seconde République, il refuse, prétextant ne rien entendre à la politique, souhaitant surtout consacrer toute son énergie à son art.

L'atelier de Millet, hiver 1870, desssin de Georges Gassies.

Loin de l'agitation de Paris, Millet mène une vie simple. Il installe son atelier dans une grange qu'il aménage en faisant ouvrir une grande fenêtre au nord, sur l'unique rue du village. Il ne travaille pas sur le motif contrairement aux autres peintres de l’école de Barbizon. Il peint dans son atelier et fait des croquis lors de ces promenades en forêt et dans les champs où ils rencontrent les paysans de la région. Sa santé est fragile et il ne peut passer des journées entières dehors, été comme hiver, comme le fait son ami Rousseau. Ayant prit comme sujet principal, la vie des paysans pauvres de la plaine de Chailly, Millet fait preuve d’audace et ses détracteurs sont nombreux. La condition paysanne n’intéresse pas ou peu. Baudelaire, alors jeune critique, considère que les paysans de Millet sont « une manière d'abrutissement sombre et fatal qui me donne envie de les haïr. » 

L'atelier de Millet à Barbizon, photographie de Karl Bodmer.

Millet n'a pas beaucoup peint la forêt de Fontainebleau. Bien qu'il y fit de longues promenades, il laissa à Rousseau le motif des vieux arbres, des mares et des sombres futaies. Charles Frémine a écrit à leur propos : « Ils s'étaient partagé le pays, à Rousseau la forêt, à Millet la plaine. L'un n'empiéta jamais sur l'autre. » Il n'est pas ici question de chasses gardées, c'est un parti pris. Pour Millet la forêt est trop riche, artistiquement parlant, il préfère les petites choses humbles, tel un simple bouquet de narcisses des bois. Dans une lettre au collectionneur et marchand Émile Gavet, il écrit en 1865 : « Nous avons eu des aspects de brouillard superbes et aussi des givres féerique au-delà de toute imagination. La forêt était admirablement belle ainsi ornée, mais je ne sais pas si les choses d'ordinaire plus modestes, comme les buissons de ronces, les touffes d'herbe et enfin les brindilles de toutes sortes n'étaient pas, toute proportion gardée, les plus belles de toutes. Il semble que la nature leur veuille faire prendre leur revanche à ces pauvres choses humiliées. »

Narcisse de la forêt, 1867, musée d'art de Hambourg.

La paysannerie que Millet peint est celle de son enfance, dans ce siècle qui voit le progrès devenir une sorte de nouveau démiurge, les scènes champêtres sont pour le peintre comme une survivance d’un monde ancien voué à la disparition. Millet a une vision pessimiste du monde et de cette société qui se tranforme si radicalement : « Si je pouvais faire ce que je veux, je ne ferais rien qui ne fût le résultat d’une impression provoquée par l’aspect tragique de la nature. Ce n’est jamais le côté joyeux des choses qui m’apparaît. Le côté joyeux, je ne le sens pas, je n’y crois pas. Pour moi la vie est un drame sombre. J’y reconnais partout une implacable fatalité. C’est pour cette raison que je m’efforce de faire en sorte que mes personnages aient l’air horriblement soumis à leur condition, sans qu’il leur puisse venir à l’idée d’en changer. J’ai horreur des inutilités, des remplissages, des gentillesses. »

Autoportrait, vers 1841.
Museum of fine arts, Boston.

Les années passent et Millet accède à une modeste notoriété, une petite partie de la critique lui est devenue favorable, l'autre, majoritaire, est à son égard presque entièrement négative, on lui remet néanmoins la Légion d'honneur en 1868. Considéré un temps comme socialiste, le peintre est devenu un artiste apprécié par la bourgeoisie conformiste et catholique qui voit dans ses scènes de la vie paysanne le cliché d’une foi simple et soumise. Pourtant, l’homme n’est pas un bon chrétien, il ne va pas à la messe et il n’est même pas marié avec la mère de ses neuf enfants. Ce n’est qu’en 1874, qu’il accepte d’épouser religieusement Catherine Lemaire.

 Jean-François Millet et sa famille vers 1853.
Daguerréotype de Felix Feuardent, Musée d’Orsay.

La guerre de 1870 et l'avancée de Prussiens amènent Millet et sa famille à se réfugier à Cherbourg. Il peint quelques marines et retarde son retour, dans une lettre à son ami Sensier, il écrit « Il est probable que maintenant nous ne tarderons guère à revenir à Barbizon. J'en serai en même temps bien aise et fâché. Il me tarde tant de me voir réinstallé dans mon atelier et de pouvoir travailler, mais d'un autre côté, je sens que j'ai repris racine dans mon lieu natal, que ce sera un arrachement quand il m'en faudra partir Je l'aime tant, mon endroit natal ! Je sens bien que j'aurai, une fois revenu, le mal du Pays. Comme je penserai souvent à la solitude des rivages où on n'entend que le bruit du flot et les cris des mouettes ! J'appréhende réellement le contact des gens civilisés, des gens intelligents (comme on appelle ça), de ceux qui remuent les questions dites politiques, philosophiques, etc. »

Portrait par Nadar, vers 1857.

Millet s’éteint le 20 janvier 1875, à l'âge de 61 ans, dans sa maison de Barbizon. Il termine sa vie sans plaintes et sans regrets. Quelques jours avant sa mort, des chasseurs avaient abattu un grand cerf dans le jardin du voisin. Les aboiements de la meute et les cris de l'animal égorgé avaient profondément ému Millet qui n'avait jamais aimé la chasse : « C'est un pronostic, dit-il à son ami Sensier ; ce pauvre animal qui vient mourir auprès de moi annonce sans doute que moi aussi je vais mourir. » Jean-François Millet est enterré au cimetière de Chailly-en-Bière, sa tombe côtoie celle de son ami Théodore Rousseau, mort le 22 décembre 1867. Curieusement, la date de naissance sur la pierre tombale de Millet est fausse, elle indique 1815 alors que le peintre est né en 1814.

  Tombe de Millet au cimetière de Chailly. Portait par Félix Feuardent, 1873.

L’œuvre de Millet a connu une grande postérité, il ouvrit la voie aux impressionnistes, dont la gloire éclipsa la sienne. Van Gogh, qui voyait en lui un véritable père, a reproduit à sa façon les scènes rurales de Millet. Le tableau le plus célèbre du peintre, intitulé L’Angélus, est devenu une sorte d’icône internationale, connu dans le monde entier. De nombreux peintres furent fascinés par l'œuvre de Millet, Salvador Dali en particulier, qui publia en 1938 un livre entièrement dédié à l’Angélus. En 1963, Le Louvre fit radiographier le tableau, on découvrira ce qu’on appelle un remords, à la place du panier de pommes de terre se trouve un caisson noir. Pour Dali, c’est le cercueil d'un enfant, les parents se recueillant devant la dépouille.

Portrait par Carjat, vers 1860.

Millet et la forêt de Fontainebleau.

« Si vous voyez comme la forêt est belle ! J’y cours quelquefois à la fin du jour, après ma journée, et j’en reviens écrasé à chaque fois. C’est d’un calme, d’une épouvantable grandeur, au point que je me surprends ayant véritablement peur. Je ne sais pas ce que ces gueux d’arbre là se disent entre eux, mais ils se disent quelque chose que nous n’entendons pas, parce que nous ne parlons pas la même langue, voilà tout. Je crois seulement qu’à l’inverse de messieurs les journalistes du café Tortori, ils font très peu de calembours. La forêt, la nuit, avec ses effondrements de rochers aux proportions démesurées, m’évoque l’origine du monde, quand le chaos en mouvement broyait des générations d’êtres humains ou que l’esprit de Dieu planait sur les eaux. J’irai tout à l’heure demander à Rousseau s’il veut y faire un tour avec moi. La forêt, le silence, la solitude, Rousseau les aime encore mieux que moi. Il y est comme le marin sur la mer. Au plateau de Belle-Croix, pendant des heures, immobile sur un rocher comme un capitaine sur sa dunette, il a l’air de faire son quart. Il ne peint pas, il contemple, il laisse ses chers arbres lui entrer lentement et profondément dans l’âme. C’est un homme fort que Rousseau ! » Jean-François Millet, lettre à Alfred Sensier, 1850.



L'atelier de Millet à Barbizon photographié par Karl Bodmer.

« N'entendez-vous pas le sabbat des sorcières, là-bas, au fond du Bas-Bréau, les cris des enfants qu'on étrangle, les cris des forcenés ? Eh bien ! ce n'est pourtant que le chant des oiseaux de nuit, et le dernier cri des corbeaux. Tout jette l'effroi et la peur, quand la nuit, cette grande inconnue, cuccède à la lumière. Regardez quel effrondement que ces masses de rochers jettés là par la puissance des éléments ! C'est un déluge antéhistorique, un chaos ; ce devait être effroyable lorsqu'il broyait sous ses masses de générations d'hommes, lorsque les grandes eaux eurent pris possession de la terre et que, seul, l'esprit de Dieu surnageait à tant de désastres... Poussin seul, peut-être, a compris cette fin du monde. »  Jean-François Millet, lettre à Alfred Sensier.

Jean-François Millet devant sa maison de Barbizon.
L'atelier est aujourd'hui un musée ouvert au public.


 Œuvres de Jean-François Millet.
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L'Angélus, vers 1857, Musée d'Orsay.

Le succès de l'Angelus, peint en 1857, fut récupéré par le gouvernement de la IIIe République, dans un article publié dans le journal L'Écho de Paris en 1889, Léon Gambetta écrit : « La tâche est terminée, la brouette est là, pleine de la récolte de la journée. La cloche a sonné le couvre-feu du travail et tout à coup ces deux animaux noirs, comme dirait La Bruyère, se dressent sur leurs pieds, et, immobiles, ils attendent, comptant les coups de la cloche, comme ils l'ont fait hier, comme ils le feront demain, dans une attitude trop naturelle pour n'être pas coutumière, que le rite soit accompli pour reprendre le sentier qui mène au village. La scène est admirable et vise plus loin que le sujet. La peinture ainsi comprise cesse d'être un pur spectacle, elle s'élève et prend un  rôle moralisateur, éducateur; le citoyen passe dans l'artiste, et avec un grand et noble talent nous avons une leçon de morale sociale et politique. » Pour la bourgeoisie républicaine, il est bon que les paysans travaillent et prient, pourvu qu'ils ne revendiquent rien !

Adèle, le modèle de Millet pour l'Angélus.

Lors de l'invasion de 1814, un déserteur prussien s'était caché à Barbizon. Jamais il ne voulut rentrer en Allemagne et il fit sa vie dans la région. Il épousa une femme du village qui lui donna des enfants et ceux-ci eurent aussi des enfants. Une des petites-filles de ce soldat prussien se nommait Adèle Moschner, épouse Marier. Elle est morte au commencement de 1898, à l'âge de cinquante-neuf ans. C'était une blanchisseuse que l'on avait surnommé la mère l'Angélus, car c'est elle qui posa pour Millet lorsqu'il peignit son célèbre tableau. Quant à l'homme qui posa pour l'Angélus, « il me semble que c'était le père Migbot — disait Adèle. Mais je ne suis pas bien sûr car jamais nous ne posions ensemble »

Les glaneuses, 1857, Musée d'Orsay.

Les planteurs de pommes de terre, 1862, Museum of Fine Arts, Boston.

Vigneron au repos, vers 1869, Collection Mesdag, La Haye.

L’homme à la bêche, vers 1860, Paul Getty Museum, Los Angeles.

 Un chemin dans les blés, vers 1867, Museum of fine arts, Boston.

 Le jardin de Millet à Barbizon, Musée Khalil, Le Caire.

Dans le jardin, vers 1860, Museum of fine arts, Boston.

 La récolte, vers 1869, Museum of fine arts, Boston.


Le repos, vers 1866, Museum of fine arts, Boston.

Le semeur, 1850, Museum of Fine Arts, Boston.

La porte aux vaches à Barbizon, vers 1867, Museum of fine arts, Boston.

La fille aux oies, vers 1863, Walters Art Museum, Baltimore.

Les scieurs de bois, 1852, Victoria & Albert Museum, Londres.

Les ramasseurs de bois, musée Pouchkine, Moscou.

Le coup de vent, vers 1871, Cardiff, National Museum of Wales.

 La tempête qui vient, vers 1867. Museum of fine arts, Boston.

Le printemps, 1873, Musée d'Orsay.

  La traversée des chevaux, vers 1866. Museum of fine arts, Boston.

 Fin d'une journée de travail, vers 1863, Museum of fine arts, Boston.

Chasse des oiseaux avec des feux, 1874, Philadelphia Museum of Art.

 La mort du bûcheron, 1859, Glyptothèque Ny Carlsberg, Copenhague.

Adèle Marier, le modèle de l'Angélus, raconte cette anecdote à propos de Millet : « En même temps que l'Angélus, M. Millet peignait un autre tableau, la Mort du Bûcheron. Il avait placé dans son atelier un squelette qui lui servait de modèle. Un soir, après le dîner, il me commanda d'aller allumer du feu dans l'atelier. Je me mis à trembler. Néanmoins j'obéis, mais, en ouvrant la porte, je bousculai le squelette. Je poussai un cri et faillis m'évanouir. » Cité par André Billy dans « Les beaux jours de Barbizon », 1947.
 
 Le berger et son troupeau sortant de la forêt, 1853. Museum of fine arts, Boston.

 La Bergerie, vers 1856-1858, The Walters Art Museum, Baltimore.

La nuit étoilée, Yale University Art Gallery.

Le Millet, chêne remarquable à cheval sur une roche, parcelle 884, le Bas Cuvier.