La légende du chasseur noir de la forêt de Fontainebleau.

Naissance d’une légende.
« Des monstres et des spectres », tel est, en résumé, la teneur d’une lettre adressée par Jacques Bongars à Monsieur Camerarius, le 25 octobre 1598. Cette lettre est à l’origine de la légende du Grand-Veneur ou Chasseur noir de la forêt de Fontainebleau. Le fantôme surgit le 8 septembre 1598, les témoins de l’apparition racontent l’histoire au roi Henri IV. Voici la fameuse lettre dans son intégralité. Pour facilité la lecture, les « f » ont eté remplacés par des « s » ; certains « o » par « a » ; les « & » par « et », l’orthographe corrigée en français contemporain.

 « La vision d’Henri IV à Fontainebleau » La chasse illustrée, novembre 1873.

A Mr. CAMERARIUS, LETTRE CLXXXIV.
Vous n’aurez de moi pour cette fois que des monstres et des spectres. Tout le monde va voir à Paris un homme qui a une corne comme un bélier. Il s’appelle François Troville. Il est d’un village qui appartient au Maréchal de Lavardin. Il était charbonnier, et il demeurait toujours dans les bois, gagnant sa vie avec son charbon. À l’âge de sept ans il lui sortit du haut du front une espèce de corne grosse comme une fève, qui est demeurée en cet état jusqu’à l’âge de 20 ans. Mais elle s’est accrue ensuite jusqu’à une hauteur de sept pouces. Elle se courbe en dedans comme la corne d’un bélier, à laquelle elle ressemble aussi en tout le reste ; et ce bonhomme assure qu’elle croit tout les jours, et lui fait grande douleur. Il est demeuré caché jusqu’à cette heure, ayant toujours eu soin d’avoir la tête couverte lorsqu’il a paru parmi le monde. Mais le Maréchal de Lavardin allant à la chasse avec d’autres, et poursuivant une bête, vint par hasard où il était, et le surprit sans qu’il eût le front couvert. On l’a tiré de là ensuite, et aujourd’hui il sert de spectacle à tout Paris. 

Voilà l’histoire du monstre, et voici celle du spectre. On dit que le Roi retournant de la chasse en sa maison de Fontainebleau à dix heures du soir a entendu un chasseur qui faisait grand bruit. On assure même qu'il appelait ses chiens par leur nom. Tous ceux qui étaient à la suite du Roi en furent effrayés, sachant bien que personne n'osait chasser dans cette forêt sans la permission expresse de Sa Majesté. Le Roi étant entré dans le Château, fit venir les plus vieux des habitants du Bourg, pour savoir d'eux ce que ce pourrait être. Ils lui répondirent qu'on voyait paraître quelquefois, au milieu de la nuit, un Chasseur à cheval, avec sept ou huit chiens, qui courent la forêt, comme en chassant sans blesser personne. Quelques-uns ajoutent que sous le Roi François premier, un chasseur fut tué en ce même lieu, et que c'est lui qui apparait maintenant, et qui fait tout ce bruit dans la forêt. Quoi que ceci soit arrivé le 8 de septembre, j’ai crû néanmoins vous le devoir écrire et vous faire part des choses mêmes qui servent ici, ou de divertissement ou d'entretien à tout le peuple. J’admire que je ne reçoive pas de réponse de M. Ritthers touchant le Servius. S’il veut le refuser, il lui est libre de le faire. Mais s‘il ne s‘éloigne pas d’obliger en cela P. Daniel, je vous supplie de prendre soin qu’on envoye au plus tôt ce livre chez M. Lobbet. De Paris ce 25 d’Oct. 1598.


Jacques Bongars, un diplomate huguenot au service d’Henri IV.
Né à Orléans en 1554, issu d’une famille protestante, Jacques Bongars étudie à Strasbourg et à Bourges, voyage en Italie, en Angleterre, en Hongrie et à Constantinople. Le roi Henri IV le prend à son service, lui octroyant la charge de Maitre d’Hôtel sous les ordres de Nicolas de Harlay et l’envoi à Francfort en qualité de secrétaire de l'ambassadeur de France. En 1593, il est nommé Résident pour le Roi de France auprès des Princes allemands du Saint-Empire romain germanique. Il commence alors une longue carrière diplomatique, rendu difficile de par les guerres de religion et les houleuses relations entre Henri IV et la Maison de Habsbourg.

Jacques Bongars voyage sans cesse entre le royaume de France, où il subit une cour qui ne l’aime guère, et le Saint-Empire, où il doit faire face à de nombreuses calomnies, servant un roi ayant abjuré sa religion, alors qu’il était lui-même toujours protestant. En 1597, la demoiselle de Challonge, qu’il devait épouser et qu’il aimait depuis déjà six années, meurt le jour même qu’on avait destiné aux noces. Elle l’avait rejoint à Strasbourg, où il résidait, voyageant en plein hiver à travers mille périls. Bongars en est extrêmement affligé. Malgré son chagrin, il s’épuise à servir la diplomatie d’Henri IV. Après la mort du roi, assassiné le 14 mai 1610, Bongars s’éloigne des affaires et retourne à ses chères études, il s’éteint à Paris, le 29 juillet 1612.

 
Un intellectuel de la « Respublica Literaria. »

Jacques Bongars était réputé pour son intelligence, son érudition et sa très belle bibliothèque (aujourd’hui conservé à l’université de Berne). Il publia plusieurs ouvrages, dont une histoire des croisades, collabora avec de nombreux auteurs et fit imprimer « Les questions faites au diable » du jésuite Pierre Coton, confesseur d’Henri IV. En 1581, il publie une nouvelle édition des « Epitome Pompeii Trogi » de l’historien romain Justin. Le soin avec lequel il établit son texte, apportant de nouveaux éléments issus de manuscrits inédits, lui apporta une certaine notoriété et l'approbation des plus grands philologues de son temps. Bongars écrivit des centaines de lettres qui reflètent de ses échanges avec les érudits de son temps formant ce que l’on appelle la République des Lettres. Son courrier, rédigé en latin, fut réuni une première fois dans un livre publié en 1647. L'ouvrage fut traduit en français en 1668, pour l’instruction du grand dauphin Louis, fils aîné de Louis XIV. Une seconde édition, plus complète, fut publiée à La Haye en 1681. Dans la préface de l’édition de 1688, le traducteur (L’abbé de Brianville), estime que « rien ne serait plus propre pour un écolier de qualité, que la lecture de cet ouvrage, c’est parce qu’en le lisant, on pouvait apprendre à bien s’exprimer et à comprendre les affaires de l’État ».

Un bibliophile passionné.
Fou de livres, Jacques Bongars consacrait une grande énergie à la recherche de manuscrits anciens. Lors d’une médiation entre catholiques et protestants, il demanda à être payé pour ses services non pas en argent, mais en livres. Dans sa lettre ci-dessus à propos « des monstres et des spectres », il réclame un Servius, c’est à dire un livre de Maurus Servius Honoratus, célèbre grammairien italien, auteur d'un ouvrage de commentaires sur Virgile, « In tria Virgilii Opera Expositio », qui fut le premier manuscrit imprimé à Florence en 1471. Bongars acheta une partie de la bibliothèque de Pierre Daniel, qui provenait du pillage de l’abbaye de Fleury par les protestants en 1562. L’année suivante, il récupère une partie de la bibliothèque de Jacques Cujas, un des principaux représentants de l'humanisme juridique et qui fut son professeur. La bibliothèque que Jacques Bongars avait constituée et qu’il légua à son filleul comptait plus de 3000 volumes et des centaines de manuscrits, Elle comprenait notamment le seul exemplaire connu du Commentaire de Servius sur Virgile, ainsi que des écrits de Galileo Galilei et de Tycho Brahe. À propos de sa passion pour les livres, il écrit dans l’une de ces lettres : « Vous rirez sans doute de bon cœur, lorsque vous représenterez cette foule de monde qui va à la cour comme à une foire pour y faire des affaires, et pour tâcher de tirer du roi quelque argent ; et qu’en même temps, un homme de cour comme moi, et qui n’est pas extrêmement accommodé s’enfuie en des lieux écartés, pour employer une partie de son bien à acheter des livres et des papiers en désordres, et à demi rongés par des vers. Vous voyez par là si je suis un homme fort avare. Lorsqu’il s’agit d’avoir des livres, ni la peine, ni la dépense, ne m’est rien. Plût-à-Dieu que je fusse libre et en repos pour pouvoir lire. Je n’envierais point alors, ni les richesses de M. de Rosny, ni les montagnes d’or des Perses. » (Lettre XXXV).



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